Lundi 24 septembre 2012 : Les îles de Taquile et des Uros

Iles de contraste

Après une nuit paisible dans un quartier reculé, nous profitons ce matin de la cour intérieure. Ma coéquipière, plus avisée et allergique aux pingouins, profite de la douceur matinale pour se rafraichir. L'opération terminée, nous nous installons à la table en plein soleil. José débarque dans un premier temps avec pains, beurre et confiture. Je pense le petit-déjeuner complet car déjà copieux. Mais, pendant ce temps, Catalina s'active en cuisine pour nous préparer le second volet. Peu après, José ramène des bols couverts d'un oeuf. Mais que peut-il bien y avoir en-dessous ? Je soulève un coin d'oeuf et ne parviens pas à y croire. Il faut que je sorte de ce rêve. Je me frotte les yeux mais je suis toujours à la même place. Je re-soulève l'oeuf et redécouvre le même spectacle. Un mauvais génie m'aurait-il joué un tour et me fait-il halluciner ? Je cligne des yeux. Me pince. Mais la vision reste la même, immuable, obsédante. Alors je m'apprête à me tourner vers Laëtitia pour lui faire confirmer que c'est la réalité. Son sourire est une confirmation. Elles sont bien là. Ils ont vraiment osé nous servir les patates au petit-déjeuner ! Une voix railleuse rappelle dans ma tête : "au Pérou, il y a 3000 variétés de pommes de terre". NOOOOOONNNN !!!

Il faut reconnaitre que nous n'en avons pas autant dans le bol mais entre pomme de terre, patate douce et oca, nous n'allons pas mourir de faim. D'overdose peut-être. Finalement, j'ai réussi à terminer mon assiette et j'irai même jusqu'à dire que ce n'était pas si terrible que cela. Mais si on peut éviter de recommencer trop souvent. S'il vous plait !!!

Nous devons retrouver le groupe à 8h30. Mais c'était sans compter sur José. Inquiet à l'idée d'arriver ne serait-ce qu'une minute en retard, il sonne le clairon dès 8h. Les troupes se rassemblent immédiatement dans la cour, en ordre de marche, sac au dos. On ne badine pas avec son hôte. Nous partons vers le port. Je tente d'expliquer à l'état-major que nous ne sommes pas si pressés et que nous pouvons en plus marcher vite. Cependant, pour éviter de finir au mitard avec un régime eau-pomme de terre-tubercule, je rentre dans le rang.

Nous traversons une partie du village et passons en revue les troupes aéroportées. José n'aura pas à leur voler dans les plumes car rien ne semble battre de l'aile : leurs uniformes en duvet sont impeccables. La progression étant rapide et le terrain découvert, nous parvenons bien tôt à l'embarcadère. Notre hôte part en éclaireur pour une reconnaissance qui lui permettra de constater qu'il n'y a pas d'allié aux environs, ni d'ennemi d'ailleurs. Assis sur les marches qui descendent vers le bateau, nous voyons arriver au compte-goutte le reste du groupe. Nous leur posons la question incontournable sur le contenu de leur assiette et eux-aussi confirment avoir eu la même surprise. Parce que c'en est une !

Le bateau largue les amarres. Nous saluons José. La surface de l'eau est calme, seulement agitée par quelques vaguelettes. Nous passons à côté d'élevages de poissons puis longeons la péninsule de Capachica passant devant "notre" résidence.

Taquile ne cesse de se rapprocher bien qu'il faille près de trois-quarts d'heure pour la rejoindre.

Au débarcadère, nous sommes accueillis par David, notre guide local. Il porte la tenue traditionnelle de sa communauté : un bonnet en laine se terminant par un pompon, une chemise blanche en tissu grossier et un épais pantalon noir. Il nous fait passer les formalités d'entrée sur l'île puis nous entraîne dans une forte montée pavée, serpentant à flanc de collines. Un cadre splendide qui m'évoque la Grèce ! A intervalles réguliers, nous franchissons des portes surmontées de bustes de personnages aux costumes différents. Il s'agit de portails délimitant les 6 communautés ou suyus de l'île.

A l'occasion du passage sous l'un d'entre eux, nous nous asseyons pour recevoir de nombreuses explications sur le Titicaca puis sur l'île.

Le lac Titicaca possède une superficie de 8560km². Il s'étend sur 165 kilomètres de longueur et 60 de largeur. Il se trouve à 60% au Pérou et pour 40% en Bolivie. Titi signifierait "puma" et "jaya" serait la "pierre" en aymara. Certains voient avec beaucoup d'imagination une forme de puma pour le lac, d'autres rapprochent plutôt l'appellation d'une légende aymara. Le Titicaca compte 33 îles naturelles dont 15 sont peuplées. Parmi les principales : les îles du Soleil et de la Lune en Bolivie, Taquile, Amantani, Soto et Suasi côté péruvien. Certaines îles inhabitées sont cependant cultivées. La profondeur maximale du lac est de 284 mètres et son taux de sel est de 0,08g/l, l'eau est donc douce. Une autre donnée impressionnante : plus de 25 rivières l'alimentent mais une seule en sort, à débit modéré. L'évaporation est extrêmement conséquente de par la sécheresse de l'air. C'est la principale cause de relative stabilité du niveau des eaux.

Une partie de sa surface est érigée en réserve naturelle car y pousse le totora, un roseau emblématique qui sert à construire les îles flottantes. Elles seraient au nombre de 70 peuplées par les Uros.

Au niveau de la biodiversité, 73 espèces d'oiseaux ont été recensées. Les poissons sont de 5 variétés : 3 naturelles et 2 introduites. Parmi les 3 naturelles, il y a l'ispi de moins de 10cm qui est consommé déshydraté ou utilisé pour le troc, le carachi qui mesure 15 à 20 cm consommé en soupe car il contient beaucoup de phosphate et est bon pour la mémoire, enfin le suchi est le plus grand mais n'est pas mangé. Les deux espèces introduites sont la perche d'Argentine et la truite du Canada, toutes deux carnivores et qui cannibalisent les espèces précédentes.

David nous dépeint ensuite son île, la seule où l'on parle quechua alors qu'aux alentours l'aymara est de rigueur. Elle s'étire sur 6 kilomètres de longueur pour 1,5 kilomètre de large. Elle compte 2500 habitants répartis en 6 communautés. A la tête de chacune, un chef élu pour un an à main levée. Il est appelé bâtonnier et prend toutes les décisions. Mais les candidats à la fonction doivent réunir certaines conditions comme être un homme marié et avoir déjà assumé des responsabilités. Une réunion hebdomadaire permet de faire le point sur les derniers événements. A la tête de ces dirigeants, il y en a un autre qui applique les décisions des premiers et qui est assisté par une autorité gouvernementale désignée pour 4 ans.

Les activités dépendent de la saison : de novembre à avril, les insulaires se consacrent à l'agriculture tandis que de juillet à septembre, période plus touristique, l'artisanat devient prépondérant. Ici, les femmes filent et tissent tandis que les hommes tricotent dès l'âge de 7 ans en moyenne. Au total, 460 familles appartiennent à une coopérative. Parallèlement se pratique enfin l'élevage de moutons et de vaches mais pas de camélidés qui ne vivent pas en-dessous des 4000 mètres.

L'activité est organisée selon un principe de rotation : pour en revenir à l'agriculture par exemple, 3 suyus cultivent la pomme de terre tandis que les 3 autres laissent le sol en jachère; l'année suivante, les rôles sont inversés. Les usages comme la mita, la minka et l'ayni sont encore en vigueur pour organiser le travail.

Pour les enfants, une école primaire adventiste et une publique accueillent 250 élèves; le collège une centaine. Passé ce niveau, il faut partir sur le continent pour poursuivre des études.

Quant à la religion, il y a 70% de catholiques et 30% d'adventistes. Mais ici comme ailleurs, l'influence andine demeure au travers de rites comme les offrandes de feuilles de coca à la Pacha Mama, la Terre Mère.

Pour réguler la vie sociale, il n'y a pas d'autorité telle que la police. Un code moral ancestral continue de s'appliquer et proclame "ama sua, ama llulla, ama qhilla" (ne vole pas, ne mens pas, ne sois pas paresseux).

Enfin, le seul centre de santé est un dispensaire. Comme la Sécurité Sociale n'existe pas ou peu (les remboursements sont faibles), les gens ne peuvent pas aller à l'hôpital. Ils pratiquent donc en premier lieu l'automédication. Si celle-ci ne suffit pas, ils recourent ensuite à des guérisseurs qui soignent avec des plantes ou de petits animaux. L'hôpital est un dernier recours mais reste une solution inabordable pour la grande majorité.

 

Nous reprenons le chemin pavé, longeant des terrasses cultivées. Leur usage remonte à l'époque pré-inca et limite l'érosion lors de la saison des pluies diluviennes. Nous sommes sur un balcon donnant sur une surface bleue étale qui ne s'achève qu'au pied des massifs péruviens ou boliviens.

A force de monter, nous arrivons au centre de l'île. Un marché local regroupe des habitants en tenues traditionnelles. Puis, par une nouvelle porte, nous entrons sur la place principale autour de laquelle sont édifiées le centre artisanal, la mairie, l'église, un clocher et des commerces.

David nous laisse un peu de temps libre, le groupe se disperse. Plutôt que de rester là, je préfère aller en solo jusqu'à l'école et au collège : moins de touristes et plus de locaux, la recette de l'authenticité. Je croise des enfants munis de leur cartable ou surprend une discussion autour de la fontaine à eau. En revenant, j'opte pour des ruelles étroites qui aboutissent à nouveau au marché local. Je retrouve ensuite le groupe assis sur les marches devant l'église.

Nous nous dirigeons alors vers le restaurant pour une petite présentation des textiles locaux.

Nous commençons par une ceinture chumpi portée  par les hommes et protégeant leur dos. Elle est faite de laine de mouton et, si l'homme est marié, avec quelques cheveux de son épouse. Avant de s'engager, le futur couple passe par une période de concubinage de 1 à 2 ans, le divorce étant impossible par la suite. Pour en revenir à la ceinture, la confection est partagée entre les hommes qui préparent les motifs géométriques et les femmes qui ajoutent des figures et des dessins. David nous fait part de la diversité des représentations et du sens qui y est à chaque fois attaché. Ainsi, l'oiseau leqe leqe indique par l'emplacement de son nid la météo à venir : intempéries s'il est sous un abri, clémente sinon. D'autres sujets concernent les fêtes importantes, les constellations, la fleur nationale cantuta, les six suyos de l'île ...

La seconde réalisation est un sac chuspa destiné aux hommes mariés ou en concubinage. L'épouse le confectionne et il sert au transport des feuilles de coca. En cas de rencontre, il est d'usage que les deux personnes s'échangent leurs chuspas et se servent quelques feuilles de coca pour se saluer. Les femmes ont aussi un équivalent en tissu pour stocker les offrandes destinées à la Pacha Mama.

Nous enchainons avec les couvre-chefs : un bonnet rouge pour les hommes mariés, rouge et blanc pour les célibataires. Chez les enfants, il reste rouge et blanc pour les garçons, rouge et marron pour les filles avec des franges en plus. Enfin, celui qui exerce une responsabilité met par-dessus son bonnet un chapeau supplémentaire.

La chemise blanche en tissu grossier, le gilet et le pantalon noirs complètent l'ensemble.

Quant aux femmes, leur tenue est vive avec de gros pompons si elles sont célibataires, sombre et avec de petits pompons si elles sont en couple. Elles se marient généralement dès 17 ou 18 ans et David affirme qu'elles ont le choix de leur conjoint. Pour terminer, il nous parle des naissances hors mariage : si les parents se séparent et que le bébé est une fille, la mère en aura la garde, si c'est en garçon, ce sera pour le père.

Le repas est sacrément bien présenté et à base de truite. Nous mangeons sur la terrasse tout en profitant du soleil et en surveillant le va-et-vient des élèves qui soit terminent à 13h, soit débutent à cette heure-là.

Gêné pour le troisième jour d'affilé par une douleur inhabituelle à l'estomac, je décide d'aller au dispensaire avec Percy sur recommandation d'une spécialiste. Le cabinet est bien équipé et on pourrait se croire chez un généraliste d'ici. Seules les campagnes d'affichage diffèrent. La doctoresse est particulièrement jeune, nettement plus que moi, et, à l'issue d'un interrogatoire, me délivre des médicaments qui permettront enfin de mettre un terme définitif aux différents maux que j'ai connus ces derniers temps.

Nous regagnons le bateau par une descente pavée évoquant toujours autant la Grèce. Je retrouve Laëtitia qui m'attendait. Le groupe étant dispersé, tant devant que derrière, je décide d'aider deux femmes âgées à porter des cartons dont un figure une télévision. La consigne est de les laisser au bâtiment de contrôle au port. C'est ainsi chargé que l'avant-garde du groupe me voit débouler interloquée. Je leur affirme souhaiter m'établir ici. Jusqu'à ce que les deux femmes n'arrivent et ne dévoilent la supercherie. Mais rien que la première réaction d'étonnement valait amplement la plaisanterie.

Nous réembarquons pour les îles flottantes Uros. Autour du navire, le lac scintille de mille feux, les petites vagues réverbérant le soleil. Un fort courant file vers la Bolivie et nous ralentit dans notre progression. Sur la côte ouest, à bâbord, les couleurs vont du vert au saumon.

A l'issue d'une longue traversée, deux îles surgissent de la masse des totoras. Les autres se situent plus proches de Puno. Leur origine remonte au temps de l'occupation Inca où, pour fuir l'asservissement, des habitants d'un peuple local (les Uros) s'enfuirent sur des bateaux en roseau qu'ils ont peu à peu amarrés ensemble. Les îlots étaient nés ! A l'indépendance, une partie d'entre eux est repartie vivre à terre, l'autre est restée. Avec le mélange ethnique, les Uros ont aujourd'hui disparu mais la tradition perdure : 2000 personnes vivraient encore sur des îles flottantes. Une rumeur affirme cependant que les indiens rentreraient chaque soir à terre et un bateau à moteur amarré à notre île ne permet pas d'écarter cette hypothèse. Où est la vérité ?

Pour construire une île, des blocs de racines de roseaux d'une épaisseur d'1m à 1,5m sont découpés à l'aide de planches et de scies. Ils remontent alors à la surface et sont attachés conjointement à l'aide de cordes (en nylon aujourd'hui, en paille autrefois). Le socle de l'île est constitué. Par-dessus, des couches de totoras sont disposées dans un sens puis dans l'autre sur 1 mètre supplémentaire. A cause du pourrissement continu, il est régulièrement nécessaire, c'est-à-dire toutes les quinzaines, de rajouter d'autres roseaux.

A l'emplacement des habitations, la couche est renforcée. Enfin, l'île est arrimée en 7 points. Sa construction peut prendre 1 an et sa durée de vie avoisiner les 20-25 ans.

Grâce à des panneaux solaires, les 6 habitants ont l'électricité. Les enfants rejoignent d'abord une école primaire flottante puis, dès le secondaire, doivent rejoindre la terre. Pour les adultes, les activités sont multiples : la pêche dont une partie est vendue aux alentours, la chasse aux canards et aux martins-pêcheurs, l'artisanat. Les hommes travaillent le roseau, les femmes tissent des représentations de divinités, de mariages traditionnels, de l'histoire des Uros, de la trilogie andine ...

Pour se procurer des denrées qu'ils n'ont pas (patate déshydratées, quinoa ...), ils procèdent soit par troc, soit par usage de la monnaie que leur apportent les touristes.

Retour en bateau d'une quarantaine de minutes, à l'intérieur désormais car l'air est frais. Depuis l'embarcadère, nous effectuons un crochet pour nous diriger à deux vers le centre du village. Puis le soleil descend, illuminant la couverture nuageuse de façon artistique : il semble "pleuvoir des couleurs", foncées dans les cieux, vives comme un feu en se rapprochant du sol. Sur cela se détachent la rive opposée et le bleu profond du Titicaca. Rien de tel que ce spectacle majestueux pour se motiver à aller retrouver les pingouins. José, c'est sûr qu'il n'y a toujours pas le chauffage ?

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